Ode à la vie de Monsieur Clovis

16 octobre 2019

Il était tout ce que les humains fuient. Trop turbulent, trop sensible, trop demandant. Voici comment un animal a fait de notre éditrice en chef une meilleure personne.


Quand mon coiffeur m’a parlé de cette famille qui éclatait et de ce chien « à donner », j’étais fermée. Il m’a montré des photos. Je n’ai jamais vraiment su comment j’étais passée de « non » à « oui ».


Le chien est arrivé à la maison malgré lui. Il avait 18 mois. Nous devenions, Elisabeth et moi, sa 5e famille. Victime de sa beauté, il avait souvent été adopté par des humains incapables de subvenir aux besoins de ce grand sportif.


Je me souviens de ses yeux exorbités lorsqu’il a compris que son humain le laissait chez moi. Les fenêtres ont tremblé sous la puissance de sa détresse. J’ai tenté de le rassurer. Il refusait de me regarder dans les yeux.


Ce soir-là, il a croqué dans le rôti qui sortait du four et s’est enfui avec la baguette. Avant de s’endormir, il a mangé le contenu du beurrier. À 4 heures du matin, il hurlait. Il a tenté de fuir par la fenêtre. J’ai tout fait pour l’en empêcher.


J’ai recommandé à l’ado de la maison de ne pas s’attacher. « On ne pourra pas le garder ».


Ma mère m’a conseillé le contraire. « Aime-le plus fort ».


J’ai rangé ses gamelles. Je l’ai nourri à la main. Croquignole par croquignole. Quarante-cinq kilos à entretenir au compte-goutte. Le prix à payer pour compter pour lui. Au bout de 16 semaines, il a daigné me regarder dans les yeux. Ce que j’y ai vu m’a bouleversée. Il venait de me remettre tout ce que je lui avais donné. Mais nous n’étions pas dans un film de Walt Disney.


Ce chien m’a traînée à travers les boulevards au milieu de la circulation, pissant sur des parterres entretenus, intimidant femelles et petits chiens, se foutant bien que je me fasse engueuler par tout un chacun. Il avait du front tout le tour de la tête, et partout, il se sentait roi — il portait bien son nom… Clovis, premier roi de France. Il a découché, il a fugué, il s’est battu, et une fois, son adresse au cou, il est rentré en taxi! Je le revois encore, l’air détendu, l’épaule appuyée contre la portière.


Il a mis du temps à accepter les règles. J’ai mis du temps à respecter ses besoins. Mais on a fini par s’aimer comme des fous.


Je lui ai appris à faire « Beau Bonhomme ». À faire la révérence. À être délicat. À être poli avec mes parents et doux avec les enfants. À essuyer ses quatre pattes sur le tapis en rentrant. Ça faisait rire tout le monde. Plus je lui montrais des trucs, plus notre relation devenait intense. Il a enfin connu la fierté d’être un chien gentleman. Il était vraiment heureux.


Il m’a appris à être patiente. À ne pas crier. À exprimer clairement mes demandes. À être constante. Il m’a appris à faire confiance. À lâcher prise. À permettre. À cesser de vouloir être parfaite. Il m’a aidée à devenir une meilleure personne.


À Noël dernier, alors que les fauteuils étaient tous occupés autour du sapin, il est venu se plaindre, le museau sur ma cuisse. J’ai faussement cru qu’il était jaloux, qu’il revendiquait sa place habituelle sur le meilleur fauteuil de la maison. Je l’ai grondé. En vérité, il n’arrivait sans doute plus à cacher sa douleur.


Le diagnostic est tombé alors que nous avions la vie devant nous. Cancer. Tous ses organes étaient atteints. Je suis allée le chercher à la clinique. Il m’attendait, le ventre rasé. Mon géant invincible semblait soudain vulnérable.


Nous sommes partis à notre maison de campagne. Là, j’ai retiré le harnais, la laisse et le collier rempli des médailles de mon vétéran. Il a dormi dans mon lit et a mangé tout ce dont il a eu envie. Chaque jour, je guettais ces fameux signes, sans trop savoir à quoi ils devaient ressembler. Le matin où il est resté couché dans la neige sans bouger, j’ai appelé la vétérinaire pour le rendez-vous duquel on ne revient jamais. En route, je guettais encore, dans le rétroviseur, les signes d’une rémission miraculeuse. Mais mon Clovisseau n’arrivait plus à manger.


Dre Anne-Marie s’est pointée dans la petite salle avec, en main, la dose préfatale. Je n’ai pas su le rassurer. Fidèle à sa nature, Monsieur Clovis a tenté de fuir par la fenêtre.


Cette fois, j’aurais tout donné pour le lui permettre.


Photo 1 : Clovis s’adonnant à son activité préférée.
Photo 2 : Un instant de bonheur à l’état pur entre Josée et Clovis, en vacances à l'Île-du-Prince-Édouard.


Crédits : Josée Larivée