Chaque matin, quand il rentrait de ses escapades nocturnes mouvementées, il montait directement dans ma chambre, sautait sur le lit où je faisais semblant de dormir encore, étendait ses cinq kilos bien tassés sur ma poitrine et étirait la patte pour la poser sur mon menton. Quand jâouvrais un Åil, il me regardait lâair de dire : « Tu vois, je suis revenu une fois de plus. » Câétait un de mes moments préférés de la journée.
Regalito et son humaine partagent un moment spécial.
Ce chat, câétait un bum. Je lâavais adopté alors quâil avait près de deux ans, lors dâun rendez-vous chez la vétérinaire pour Cat Benatar, ma chatte noire. « Jâai un matou ici que je ne peux pas garder. Son propriétaire me lâa laissé dans un piteux état, après une grosse bataille, et ne voulait pas payer pour la chirurgie, quâelle mâa dit. Je lâai donc opéré à mes frais, et je cherche quelquâun qui voudrait lâadopter. Serais-tu intéressée? » Quand elle mâa présenté ce costaud tigré à lâoreille ébréchée, mon cÅur a fondu. Jâai dit « oui, je le veux » et jâai promis de venir le chercher deux semaines plus tard, après mes vacances en Espagne. Câest dâailleurs dans une épicerie de Barcelone que jâai trouvé son nom, lorsque la caissière mâa demandé si je voulais un regalito avec mes achats, en me tendant une chandelle parfumée. Ce joli mot signifie « petit cadeau ».
Regalito est resté avec nous cinq ans, à temps, disons, partiel. Car ce quâil aimait, câétait être dehors. Déprimé tout lâhiver, il nâattendait quâune légère montée du mercure pour repartir faire la loi sur le territoire félin très occupé de Limoilou. Tous les voisins le connaissaient, certains le nourrissaient â à mon grand désarroi, car il engraissait dangereusement â, bref, il brillait dans son rôle de mascotte du quartier.
Lâaventurier revient fatigué de ses escapades nocturnes.
Puis, un matin de mai 2016, aucune patte nâest venue se poser sur mon menton. Le lendemain non plus. Nous lâavons cherché, appelé, sans succès. Après trois jours rongés par lâinquiétude, il est rentré un vendredi soir, amaigri et visiblement malade, et est monté directement se coucher sur notre lit, dâoù il nâa plus bougé de la fin de semaine. Même la nourriture ne lâintéressait pas. Le lundi, la vétérinaire a diagnostiqué une infection du foie, et mâa recommandé une prise de sang pour la leucémie et le VIF. « Le quoi? », ai-je demandé. « Le sida félin. Ce nâest pas rare chez les chats batailleurs, surtout sâils sont en contact avec des chats errants. Ãa se transmet essentiellement par morsure. » Il a testé positif, comme on dit dans le jargon.
Jâétais atterrée. Cette maladie, qui ne se transmet ni aux humains ni aux autres espèces animales, ne se soigne pas, mâa-t-on expliqué. Comme pour le sida humain, il sâagit dâun rétrovirus qui affaiblit le système immunitaire ; le chat peut être porteur du VIF jusquâà trois ans avant de développer des « symptômes », câest-à -dire des infections à répétition. Regalito pourrait vivre encore quelques mois, voire quelques années, à condition dâêtre isolé des autres chats, pour éviter de les infecter. Vu sa nature active et aventurière, le garder à lâintérieur était inconcevable ; il aurait été malheureux comme les pierres, surtout quâon aurait dû lâenfermer dans une pièce pour assurer la sécurité de Cat Benatar avec qui il se chamaillait parfois (mais qui, heureusement, nâétait pas porteuse du VIF, nous a révélé un test sanguin). Comme son infection au foie était sévère et que ses perspectives dâavenir étaient sombres, nous lâavons fait euthanasier le mercredi.
Le matou se repose avant de partir pour le plus long de ses voyages.
Depuis, jâai beaucoup pleuré cette perte injuste, mais jâai aussi adopté deux nouveaux chats, en plus de la noiraude. Fini, les escapades : ils sortent toujours attachés, et sous surveillance. Cette histoire tragique mâa fait reconsidérer lâimportance que jâaccordais à la liberté de circulation des félins. Parfois elle fait apparaître des chaînes pires quâun câble dâattache.
Regalito, lui, est enterré sous le gros pin derrière la maison, à lâendroit où jâinstalle mon hamac lâété. Chaque fois que je vais mây coucher, jâétends le bras pour toucher de ma main le sol où il repose, dans un geste quâil connaît bien.
Demain : Y a-t-il un vaccin contre le sida félin?
Photos : Collection personnelle