Mémoires et salamandres

19 mai 2019

Les amoureux d'animaux domestiques seront touchés par l'histoire de notre collaborateur, qui n'a jamais oublié sa rencontre extraordinaire avec ces créatures.


Avoir des salamandres ne m'avait jamais effleuré l'esprit ; je ne crois pas que je savais même ce que c'était avant ce laboratoire de physiologie animale auquel j'étais inscrit, à l'université. À chaque cours, nous disséquions un vertébré. Nous avions commencé par un petit requin commun – un aiguillat – , et avions haché finement chaque classe de vertébré, jusqu'à l'incontournable rat. Au moins, nous n'avions pas à tuer les pauvres bêtes ; elles nous étaient livrées fraîchement abattues. En cours d'apprentissages, sur nos plateaux de dissection, on nous avait servi ce qui ressemblait à des jouets en plastique. De magnifiques créatures noires lustrées et ornées de taches d'un jaune vif.


Non sans dédain, j'avais suivi les instructions de dissection et ouvert la bête pour découvrir une masse frétillante de têtards, que j'avais transférés avec soin dans un bécher d'eau avant de les présenter fièrement au professeur Potts. À la fin du laboratoire, je lui avais demandé si je pouvais en garder quelques-uns. J'avais donc apporté cinq jolis têtards dans ma chambre, où je les avais installés dans un propagateur de plantes converti en vivarium. Comme pour les têtards de grenouilles dont j'avais pris soin dans mon enfance, je les nourrissais de daphnies séchées achetées à l'animalerie. Ils grandissaient de plus en plus, sans pourtant montrer de signe de métamorphose. C'était avant l'Internet, et je devais trouver mon information dans des sources papier. J'avais notamment découvert qu'ils avaient besoin de thyroxine pour évoluer. N'en ayant pas sous la main, j'avais versé quelques gouttes d'iode dans l'eau. Je ne sais pas si ça a été un déclencheur, mais deux larves brun terne s'étaient alors transformées en de magnifiques salamandres tachetées lustrées. Les autres n'ont pas survécu.


Leur métamorphose venait de soulever le problème de leur alimentation. De nos jours, la nourriture vivante est facile à trouver, mais ce n'était pas le cas à l'époque. J'allais chercher des larves de mouches bleues vivantes vendues comme appâts pour la pêche, qu'elles dévoraient avec appétit. Je complétais leur diète de vers de terre. Ma petite chambre de résidence s'était un peu transformée en ménagerie. Il y avait les deux salamandres, un aquarium contenant deux tortues de l'Amazone à taches jaunes (Podocnemis unifilis) et une cage de gerbilles de Mongolie.


Une fin de semaine, alors que j'étais absent, un étudiant nommé Ivan m'avait demandé s'il pouvait utiliser ma chambre puisqu'il recevait sa famille. C'était un garçon laconique. Il avait voulu montrer les animaux à son petit frère, et en avait fait l'étalage, savourant la répulsion de l'enfant à la vue de la masse frétillante d'asticots dans la boîte de plastique.


Ivan était ensuite parti au pub étudiant pour la soirée. Une fois de retour dans ma chambre, il s'était glissé entre les draps avant de bondir hors du lit… rempli d'asticots. Il avait oublié de remettre le couvercle et ils étaient tombés de l'étagère jusque dans le lit. Les insectes avaient ensuite cherché un lieu sombre… sous les draps.


Six mois plus tard, le concierge m'avait pris au collet et avait exigé de savoir si un de mes animaux s'était échappé et était mort. Bien sûr que non, avais-je répliqué en toute honnêteté. Cela dit, les larves qui s'étaient échappées étaient devenues des chrysalides et sous l'armoire, une fois le chauffage allumé, ils avaient éclos, infestant la chambre, à la grande horreur de l'occupant suivant.


Après avoir obtenu mon diplôme, je suis retourné chez moi avec ma ménagerie, qui a élu domicile dans ma chambre. Puis, une salamandre a disparu, sans doute parce qu'un de mes petits frères n'a pas remis le couvercle en place. Quelques semaines plus tard, je rampais sur le plancher, pour une raison qui m'échappe — je la cherchais peut-être. Et je l'ai trouvée, un peu déshydratée, mais en vie.


Quatre ans après leur naissance par césarienne, j'étais devenu enseignant, et j'ai apporté les salamandres à l'école pour les montrer à mes élèves. Je les ai laissées dans la classe pour la nuit, et le jour suivant, elles avaient disparu. Je suis convaincu qu'un écolier kleptomane a mis fin à ma relation avec ces créatures fabuleuses. Aujourd'hui, 45 ans plus tard, je peux encore sentir la douceur froide et humide de leur peau magnifique.

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